Babak et le voyage en Inde

Parfois on respire un bon coup et l’air porte une odeur familière. C’est la porte ouverte de la “madeleine de Proust”, mais elle est si vraie.

L’air froid et sec, un rayon de soleil, l’odeur me rappellera toujours Shahriar.

Je suis assis avec Babak dans un tout petit canal d’irrigation d’un verger. L’air sent la fin de l’hiver, le tout début du printemps. Nous jactons comme d’habitude sur tout et rien. Le bavardage dévie sur les films indiens.

Pouvoir voir un film indien à cette époque en Iran est un privilège qui n’est pas donné à tous. Le pays est constamment en deuil. C’est la guerre. Pour avoir accès à autres choses que des lectures du Qoran, des scènes d’Ashura, ou pire un discours de Khomeiny, il faut un truc interdit, le magnétoscope et les cassettes vidéos qui vont avec.

Femmes dancent

Évidemment, qu’est-ce qu’il y a dans les films indiens ? Il y a des filles. Nous parlons des filles que nous voudrions rencontrer et puis partir à l’étranger est un must que nous voudrions nous payer.

Babak me dit qu’il sait où il y a des biftons, pleins de biftons pour partir en Inde. Nous n’aurons qu’à nous sérvir. Nous nous rendons dans une chambre, il se penche sous le lit et il sort un sac remplit de liquides. Je ne sais pas combien, je ne sais pas comment. En tout cas pour les yeux du pré ado que je suis c’est énorme.

Dans la chambre, nous ne trouvons qu’un sac transparent de couette. Nous mettons les liasses de billets dans des vêtements et fourrons tout dans le sac. Nous n’arrivons pas à tout prendre, pas assez de place. Le sac est lourd et nous le transportons à deux.

Un taxi collectif nous ramène à Ali Shahavaz, la petite ville d’à côté de notre village. C’est de là que nous voulons prendre un car pour Téhéran, la première étape vers l’Inde.

Arrivés à la station routière, plus aucun car pour Téhéran. Il est tard. La nuit tombe. Et puis de toute façon l’adrénaline est tombée. La conscience de l’énormité de notre projet idiot nous gagne. Et la peur monte. Nous prenons très rapidement la décision de rentrer. Dans une grande précipitation nous remettons les liasses de billets à leur place.

Je rentre chez moi, il est super tard. Je me fais gronder. Mais je suis content la pression est tombée. Je vais me mettre en pyjama, une liasse de billets me tombe sur le pied, de je ne sais où !

La panique me prend. Je sue. Je mets la liasse de billets sous l’élastique de mon pyjama.

Pyjama

Je cours dans le jardin. Je monte sur le mur de 1m50 qui sépare notre maison du raccourci à travers le verger qui ramène chez Babak. Je saute du mur et les billets s’envolent.

La voisine qui attend son mari devant sa porte dans la rue se met à hurler : “Au voleur, au voleur”. Je tente de ramasser les billets. Rien à faire je tremble trop. Je grimpe le mur dans l’autre sens. Je me mets devant la TV. Le voisinage est dans la rue.

Je n’ai osé raconter cette histoire à mes parents que 20ans après. Ma mère ne me croit toujours pas. Mon père a eu un silence suspect !

Babak, les cigarettes et le drapeau

L’autre jour le statut Facebook de ma cousine qui vit à Karaj était “pourquoi les collégiens dès qu’ils voient une fille commencent à se battre ?”

A Ferdows (à peu près ici) je traine avec Babak. C’est un beau garçon. Il a le style citadin pour le village dans lequel nous vivons. Nous sommes très potes. Nous avons le même âge entre 11 et 12 ans. Et une de nos activités favorite est de nous faire beau, attendre la sortie des filles de l’école et commencer à nous battre pour attirer leur attention. Ça les fait rire. Je pense qu’elles se moquent plus de notre ridicule qu’elles ne sont séduites par notre virilité.

De temps à autre nous piquons une petite cigarette à nos pères et nous allons la fumer sous les arbres des fruitiers qui entourent le village.

Un jour de pluie, les baskets encombrées de gadoues collantes, nous passons devant le collège, une cigarette au bec. C’est le début de l’hiver, il commence à faire vraiment froid et personne dans le parage. Le collège est toujours en construction, pas de portes, ni de portails. Dans un élan révolutionnaire l’idée nous prends de descendre le drapeau de la République Islamique d’Iran qui flotte au bout d’un mât de quelques mètres.

Drapeau de l'Iran

Je tire sur la ficelle, le drapeau ne bouge pas. Je secoue le mat. Je m’énerve et finalement je grimpe, détache le drapeau et récupère la ficelle. Nous nous demandons ce que nous pouvons faire de ce drapeau et dans un second élan révolutionnaire, nous décidons de le foutre dans les chiottes indescriptibles.

La découverte du drapeau dans les toilettes par les autorités du collège déclenche un scandale énorme. Les autorités milicières suspectent la présence d’un groupe d’opposants dans le village. Ça fait le tour des villages alentour. Le comité révolutionnaire jure de retrouver les contre révolutionnaires. La révolution islamique est en danger imminent.

Je respecte scrupuleusement le silence absolu que nous nous sommes imposés Babak et moi.

La guerre Iran/Irak suit son court avec son lot de restrictions. C’est l’hiver. Nous nous chauffons au pétrole. Pour avoir des gallons de pétrole, nous faisons la queue. Dans une de ces queues interminables, le sujet dont tout le monde parle, est cette souillure commise au drapeau. Se retrouve pas loin d’une de ces discussions Babak. Je ne sais pourquoi, par peur, par vantardise, par lâcheté, par … il raconte tout et me désigne comme l’investigateur.

Il s’ensuit des épisodes de convocations dans le bureau du directeur du collège, de moi, ensuite de mon père et autres désagréments, notamment pour ma sœur de 7 ans, à l’école primaire.

Je ne me rappelle aujourd’hui que de ce sentiment de culpabilité forte que j’ai eu, parce que j’avais crée des ennuis à ma famille.

Le reste ne doit pas être très joyeux, ou signifiant car je n’en ai aucun souvenir.

À l’usine

Nous sommes en 87. J’attends mon tour, dans une pièce du collège Thomas Masaryk. J’ai rdv avec le médecin scolaire.

Banlieu

Sur le mur il y a une affiche avec des pains de sucre. Je suis perdu dans mes souvenirs. Je vois ma mère et ma grand mère sur une nappe, assises par terre, en train de couper en petits morceaux un pain de sucre gigantesque. ça y va avec le marteau, ensuite avec de grands ciseaux et puis des petits. Je me rappelle de ces ciseaux que ma mère ne se séparait jamais; des ciseaux made in USSR.

Un copain passe le test d’Ishihara, juste à côté, haut la main. Ce test que je ne réussi pas et qui fait dire au médecin du travail, cette réplique que je n’oublierai jamais : “Tu sais ce n’est pas grave, quand tu seras ouvrier à l’usine, il se peut que tu aies des problèmes avec les diodes des machines …”

Je ne comprenais pas, je ne m’étais jamais projeté dans une usine ! Je voulais être écrivain, comédien … Pour cette dame, étudier au collège Thomas Masaryk, être enfant d’immigrés ne pouvait amener, au mieux, qu’à l’usine ?

Je n’avais que 14 ans.

Fournisseur de données pour les “Big Brother” !

Je tombe sur un article dans Google News sur l’Affaire Petraeus. Encore une histoire d’adultère à l’américaine qui sens bon le puritanisme. En fait l’histoire coquine est en elle-même puritaine. C’est une autre histoire !

Selon cet article, les bons gens seraient inquiets pour la sécurité nationale des Etats-Unis parce que Paula Broadwell, donc la maitresse, aurait eu libre accès à la boite Gmail du général !!!

D’abords je suis hilare, ensuite je relie la phrase, après je me dis non, le journaliste s’est trompé, il a voulu dire ses e-mails …

Quoi qu’il en soit c’est dingue. J’espère pour les américains, et pour leur sacrés sainte sécurité nationale , que leurs militaires ne s’échangent pas leurs plans “TOP SECRET” via Gmail, ni via e-mail !

Vieux vétéran de l’écran qui montre un truc vertical, ou horizontal scintillé, je ne peux m’empêcher de me projeter au temps jadis.

En 86, je découvrais l’ordinateur. Gilles, notre maître, nous avait emmené, nous la classe des enfants de demandeurs d’asile, en apprentissage de la langue française, à la salle informatique. Il y avait un PC sous une bache en plastique que Gilles enlevait précieusement. Il suivait la procédure pour allumer ce PC central, ensuite nous allumions les moniteurs branchés sur ce PC pour donner des instructions à la petite tortue. Nous découvrions le language Logo. Pour moi c’était une fascination de donner des instructions et dessiner avec cette tortue des figures simples. Je pense que le goût du développement vient de cette salle informatique. Gilles m’a beaucoup appris, en tout cas, de m’avoir fait découvrir cette tortue a peut-être forgé ma vie professionnelle.

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En 87, 88 j’ai fais connaissance avec un copain iranien. On arrivait à échanger, on parlait la même langue. Lui, il avait un IBM. J’ai tellement embêté mon père qu’il m’a acheté un Amstrad. On passait du temps, ensemble, sur ces machines je ne sais plus à quoi. Ces écrans n’affichaient que 4 couleurs et on ne pouvait pas faire grands choses à notre âge avec. En tout cas, quand ma mère nous appelait en disant d’arrêter de jouer avec l’ordinateur, ça énervait mon copain. Il disait on joue pas, on travaille.

J’en ai tapé des lignes de codes sur mon Amstrad. J’en ai usé des disquettes. Je tapais des lignes de codes, dans Basic, QBasic, de bouquins piqués à Auchan, dont je ne comprenais absolument rien, pour se voir afficher à la fin un message d’erreur, au lieu du jeu qu’on nous avait fait miroité. Finalement, j’arrivais à modifier des programmes. Ma fierté avait été d’avoir “écrit” un petit truc qui me faisait réviser mes verbes irréguliers d’anglais.

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Et il y a eu Pascal (le langage) des cours en option au lycée, qui m’a familiarisé avec les variables et les boucles.

Et puis ce doux son : http://youtu.be/hWNr9FBJhqQ et l’annuaire Yahoo !, Publisher et sa génération de pages HTML moisies, la découverte de Dreamweaver et le site T50.com (???) l’annuaire de sites de crack, les CD de programmes vérolés qu’on s’échangeait, le code HTML avec ses frames, les images rollover et la détestation de Microsoft, la découverte du Libre et de Linux, le PHP, postgreSQL, Smarty, Spip, Typo3, Lutèce, Joomla, DotClear, Drupal …

Et un jour je me réveille et m’aperçois que tous les bureaux, appartements et maisons sont équipés d’un Personnal Computer, que le PC a mué en PC Portable, eeePC, eBook, tablette … que le PDA est devenu Smartphone.

Le monde est connecté, de partout, ou presque.

Le petit site avec son petit champs de saisi de recherche a envahi le monde. Et le monde s’auto-fiche dans des réseaux sociaux. Les avertissements en 1997 de certains sites “Attention, ce site utilise un cookie qui stockera des informations …” n’est plus, mais par contre des serveurs stockés dans des salles blanches gigantesques, on ne sait où dans les nuages, se remplissent des historiques de nos recherches sur le web, des coordonnées géographiques de nos déplacements, que la moindre application nous demande de nous identifier, de la laisser nous positionner. On nous demande même notre religion, nos idées politiques, nos photos de famille, notre intimité … Et tout le monde, ou presque les livre à ces sociétés privées, dont personne n’a la maîtrise sinon peut-être leurs actionnaires (?), dont personne n’a lu les mentions légales et même si on lit les mentions légales et alors …

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Le comble de l’absurde, non seulement tous les sites renvoient du monde vers les sites conçus par ces sociétés, gratuitement, mais en plus embauchent des “communities manager” pour faire vivre ces sociétés, en faisant vivre leur propre marque sur ces réseaux sociaux, ces sites, pour se faire mieux référencer sur LE moteur de recherche !

Impossible de trouver un article, une page web qui ne propose son partage sur Facebook, Twitter, Google +, Tumblr et consœurs. Tous les sites renvoient ses visiteurs vers ces sociétés privées, pour qu’ils remplissent des bases de données avec leurs profiles eux-mêmes. Toutes ces données, ces contenus recueillies gratuitement, que nous fournissions sont ensuite vendus à des “publicitaires”.

On déverse nos vies dans des bases de données et sans vraiment nous interroger sur “qui contrôle ces données et leur utilisation ?”

On croit échanger des messages personnels et privés via Gmail et pourtant tous ces messages sont indexés pour nous proposer aujourd’hui de la pub et demain ?

Et moi, j’ai mon blog sur Tumblr, ma page Facebook, mon compte Instagram, Twitter … et le général Petraeus échange des plans top secrets via son adresse Gmail !

“Arrache-toi d’là, t’es pas d’ma bande”

Il m’arrive de décrocher mon téléphone et de parler persan. La réaction des gens autour est parfois surprenante. Cela n’est que anecdotique, voir ridicule. De toute façon dans ces réactions, il n’y a rien de “méchants”.

Karaj

Cependant, ce qui est agaçant, c’est de constater qu’une personne qui arrive à parler une langue étrangère exotique et qui a ma tronche ne peut être qu’un étranger, dans l’imaginaire collectif. Ce qui m’identifie comme étant de la bande n’est pas ce que je fais, ce que j’apporte, comment je me comporte, mais comment j’apparais. Et quoi que je fasse, avec un pédigrée de “francitude” inégalé en bien des points, mon être disparait dans les regards, face à mon paraître.

Rien de plus déplaisant, frustrant, blessant, voire humiliant que de se vivre faisant parti de la bande, et que les regards, les attitudes … vous excluent en quelques secondes.Share:Twitter

“Khaste nabashid”

Karaj est une ville ouvrière, populaire, pour faire politiquement correct mais disons plutôt pauvre, pour être juste, à quelques kilomètres de Téhéran. Tous les ouvriers qui travaillent dans les usines aux alentours de Téhéran dorment à Karaj et sa banlieue. Karaj est la ville où ont échoué tous ceux qui ont quitté les provinces d’Iran pour venir chercher de quoi vivre pas trop loin de la capitale. Chacun s’est approrié un morceau de terre, et comme un tetris, avec des bouts de briques cassées, a monté des murs et construit un toit.

Mes grands-parents s’étaient installés dans cette ville, tout simplement parce que mon grand-père marchand ambulant de fruits et légumes avait trouvé un kiosque dans le bazar de Karaj. Un kiosque où on pouvait acheter n’importe quoi, du clou au piège à souris, de la rape à légumes au cirage à chaussures. J’adorai passer mes journées avec lui, assis à attendre le client. Je regardais les gens passer, je demandais les prix des produits à mon grand-père, je jouais avec n’importe quoi. Et quand un client demandait un prix et que j’avais la réponse et que je répondais avant mon grand-père, j’étais trop fier de moi. Il m’arrivait de dire n’importe quoi. Mais mon grand-père ne me grondait jamais. Il me reprenait juste et me suggérait de ne pas répondre au client.

Karaj

La journée pouvait sembler longue, voir très longue. Le matin, on ouvrait le kiosque. Il avait toute une installation. L’étalage était ordonné de tous ces produits, de différents tailles et de couleurs. Chaque chose avait sa place. On mettait l’eau à bouillir sur un gaz de camping. On buvait le thé. On attendait le client. A midi, comme j’étais là, on avait droit à un dizi, ou à un chelo kabab. Venait l’heure de la sieste. Le bazar était calme. Pas un chat. C’est à ce moment là que l’ennui commençait à m’envahir. Je partais errer à travers le bazar, ou sur l’artère principale. Je ne faisais rien d’autre que me promener. Et le soir, dans le noir, sous les néons du bazar, on fermait boutique. On rentrait tout l’étalage. Il fallait pour descendre le rideau métallique prendre un bâton avec un crochet, attraper le rideau et tirer très fort. Pour moi, c’était une fascination. Ensuite on prenait le taxi, et on arrivait tard dans la soirée, après que toute le monde ait dîné, ma grand mère nous servait à manger avec un “Khaste nabashid” et le thé.

Citoyens, ici, là où nous vivons !

En rangeant mes bouquins, je suis tombé sur le manuel scolaire “Education Civique Juridique et Sociale”. Et j’ai trouvé le billet ci-dessous, que j’avais écris le 16 janvier 2001. Les éditions Magnard l’avait publié dans ce bouquin. Maintenant que je le lis, je me dis que je ne l’écrirais pas pareille, mais je n’ai pas bougé un iota de ce qu’il exprime.

“Nous sommes nés quelque part ailleurs et nous vivons quelque part ici.”

Se sentir Français n’est pas une question de carte d’identité. Ce qui fonde un individu n’est pas simplement son présent, son quotidien. Une personnalité se construit à partir d’une culture, d’un passé, de souvenirs, d’une histoire, d’une mémoire, de la famille, des habitudes, des traditions, des coutumes, des origines.

Parmi vos voisins de palier, il y en a qui sont nés ailleurs, ont vécu ailleurs, se sont construits ailleurs, ont leurs souvenirs, leurs familles ailleurs … Ils étaient enracinés ailleurs et, malgré eux, par obligation, politique ou économique, ils se sont déracinés : ils ont émigré. On oublie très souvent ce que ça peut représenter comme douleur. On pense souvent aux conditions sociales, aux questions économiques, mais une personne n’est pas qu’un animal politique.

Partager une histoire commune, une culture commune, fait partie intégrante de l’individu, demander à nos voisins de palier de se naturaliser (quel mot absurde pour désigner l’acquisition de la nationalité française), pour avoir le droit de donner son avis, pour pouvoir participer à la collectivité, pour pouvoir jouir pleinement des droits de citoyen, c’est en partie lui demander de se renier, du moins oublier ce qui a fait ce qu’il est.

Pourtant, ces voisins de palier travaillent : chauffeurs de taxi, ingénieurs, médecins, ouvriers … Ils sont souvent originaires des anciennes colonies de la France. Leurs enfants sont parfois français. Ils sont ici et enrichissent la France économiquement et culturellement grâce à leurs racines justement. Ils contribuent à la construction de la Nation, à son développement. Et pourtant ils n’ont pas le droit au vote.

Quelle idée se fait-on de la Nation ? Quelle idée se fait-on de la démocratie, de la citoyenneté ? Quelle idée se fait-on de l’intégration ?

Respecter l’individu, c’est respecter ses racines. Respecter l’individu, c’est lui reconnaître une voix, le droit de vote.

Non, être français n’est pas une question de carte d’identité !

1, 2, 3 ET ON RESPIRE

On mangeait avec des collègues, l’une d’elle me demande, c’est quoi les “Moudjahidines du peuple”. Cette question, on me la pose souvent. Je trouve triste que de l’opposition iranienne, la seule organisation politique ancrée dans l’imaginaire soit celle-ci : une organisation sectaire et doctrinaire, avec le culte de la personnalité poussé à l’extrême, rien à envier à la Corée du nord. Il suffit de regarder leurs défilés militaires sur Youtube par exemple.

Toujours dans ce type de discussion, le sujet dévie. On finit par parler de l’Iran, de l’histoire contemporaine, de la Révolution de 79. Et je trouve que trop souvent je pars dans mes souvenirs.

Nous sommes chez mes grands-parents paternels à Téhéran. Ils habitent à l’étage au coin d’un carrefour. Je me souviens très bien de cet appartement tout en longueur. Dans une pièce au fond, mes grands-parents ont leur chambre. La chambre d’à côté est occupée par ma tante et ses enfants. Dans le couloir un mirroir est cloué au mur et un de mes cousins se rase devant. Dans la cuisine il y a un frigo où des bouteilles ayant contenu du raki sont remplies d’eau. Je regarde par la fenêtre des gens qui montent une barricade sur le carrefour, avec des brics et des brocs. Le soir venu, on entend des tirs. Une balle traverse une fenêtre et finit sa trajectoire dans le mur.

Manifestation

Et l’autre souvenir, c’est mon père et l’un de mes oncles. Ils reviennent d’une manifestation, je les vois monter dans les escaliers avec une baïonnette comme prise de guerre.

En parlant de guerre.

Il me semble comme un soir d’été indien. Il y a mon père avec des amis. Ils marchent sur la route principale qui relie notre village aux autres et à la ville. Ils parlent d’une attaque par l’aviation irakienne. On saura par la suite que c’est le début de la guerre Iran/Irak.

Guerre

Des souvenirs de cette guerre, je peux en énumérer des dizaines. S’il y a une seule image à retenir c’est celle de tissus noirs. Tissus noirs des tchadors des femmes, tissus noirs tendus devant les logements des martyrs, tissus noirs de bandroles de propagande. Le noir du deuil. Le deuil omniprésent. Les martyrs qui ornent les façades des immeubles. Les mosquées qui crachent via des haut-parleurs verts, en pleurnichant, des versets du Coran. Ce sont les années noires de mes souvenirs d’Iran que nous abandonnons en 1984/1985.

Hauts parleurs

Mais surtout, ce que je retiens de cette guerre, ce sont les bombardements de l’aviation Irakienne et les scuds sur Téhéran.

Des sirènes qui hurlent, coupure générale d’électricité, l’interdiction d’allumer des bougies sans avoir tiré les rideaux au préalable, des gens qui courent pour rentrer chez eux. On habite une maison dans un village. Alors, dès que les sirènes hurlent, nous sortons dans la cour. Je me souviens d’un soir de printemps avec la famille, un petit cousin qui dit : “je suis zorro, je n’ai pas peur”.

On compte, 1, la première, 2, la deuxième, 3, la dernière bombe et on respire.

Ces épisodes sont très justement racontés par Marjane Satrapi dans Persepolis la bande dessinée et le film qui en est issu.

Avec les belles à l’oeil noir

Avec les belles à l’oeil noir, vivons joyeux
Le monde n’est qu’un conte, un souffle qui passe
Ne faisons pas grise mine au présent
Et ne parlons pas des jours passés.
Je ne veux plus connaître que ces boucles parfumés et les charmes de cette fille des houris.
Heureux celui qui sut jouir et donner !
Plaignons celui qui ne fit ni l’un ni l’autre Vents et nuées, la vie n’est que mirage. Verse du vin, et advienne que pourra.

Roudaki