Mon monde parallèle

Quand je n’ai plus aucun moyen d’échapper à une situation qui me pèse, je m’enfuis là où je ne suis pas atteignable. Je me réfugie dans mon monde parallèle. Dans ce monde, j’y suis sans y être vraiment. J’y existe, mais pas au quotidien.

C’est un privilège d’immigrés ? Un jour un des mes oncles me disait: “je t’envie pas, tu as deux pays, deux endroits, tu as forcément double soucis”.

Quand je suis au bord du burn-out, donc, cette “double vie” là est une libération. Il me suffit d’acheter un billet d’avion et hop je suis dans mon monde parallèle. Je me réfugie dans cet ailleurs où je suis né. J’échappe à cet épuisement qui vient insidieusement s’immiscer comme de l’humidité dans les pores de mon cerveau.

En 2014, j’en peux plus de l’“absurdie”, du monde kafkaïen qui suit ses règles absurdes qui n’ont que du sens dans les processus imposés par des technocrates et ânonnés par des médiocres incompétents.

J’atterris à l’improviste chez mon cousin, dans la banlieue lointaine de Téhéran. Le lendemain de mon arrivée, mon cousin me dit : “On va chercher Amu (l’Oncle)”.

Amu est le grand frère de mon père. Amu impose le respect. Il suffit que Amu se présente et le monde s’arrête et se tourne vers lui pour connaître le moindre de ses désirs pour s’y plier. Dans ce monde-là, il n’y a qu’un seul Dowlatabadi, c’est Amu. Il peut y avoir dix Dowlatabadi dans la pièce et si jamais on demande Dowlatabadi, tous les autres montreront Amu du doigt.

Quand Amu a les yeux noirs, les sourcils froncés, la voix sèche et n’exprime que le strict minimum, c’est que Amu est fâché. Et quand Amu est fâché, la faune et la flore se taisent, de peur d’une explosion de colère noire qui ferait trembler le plus vaillant des arbres centenaires et le plus méchant chien errant à moins de cent kilomètres.

Ce jour-là Amu n’était pas dans son assiette.

Dans la voiture qui nous emmène à Téhéran, Amu assis sur le siège passager me demande sans se retourner : “Maziar, as-tu tous tes papiers d’identité avec toi ?” Je réponds sans la moindre hésitation : “Oui Amu, j’ai tous mes papiers.” Je n’ai pas le temps de lui demander pourquoi, qu’il est déjà en train de dire au téléphone : “Maître, je viens chez vous avec mon neveu à la première heure.”

Il raccroche. Et me dit : “Maziar, tu sais que votre maison est encore à mon nom ? Eh ben je vais te la donner. Elle est à mon frère, à ton père, ce n’est plus possible qu’elle soit à mon nom”. Scotché sur le siège arrière, je ne sais que dire. D’ailleurs, Amu quand il dit une chose pareille, il n’y a que l’acquiescement de possible et ce par un silence respectueux.

L’avocat nous conseille. Nous nous rendons à une agence immobilière. Amu expose ce que l’avocat nous a conseillé. L’agent immobilier s’exécute.

Nous prenons le chemin du notaire le lendemain. Sur le chemin un employé municipal reconnait mon oncle. Il lui exprime le respect en le saluant par un “Monsieur Dowlatabadi” tout en se penchant. La porte du notaire s’ouvre. Nous sommes accueillis par des “Monsieur Dowlatabadi bienvenue”. Ceux qui attendent leur tour se lèvent, le saluent. Le notaire nous reçoit dans son bureau. Quelqu’un va acheter des gâteaux secs. On nous sert le thé.

Nous étions venus sans rendez-vous et nous partons avec l’acte de propriété de la maison à mon nom, en moins d’une heure.

Et moi d’un coup, je me trouve, un peu, un tout petit peu à faire partie du quotidien de mon monde parallèle. Mon cocon a pris de l’ampleur. Je ne suis plus le touriste de passage. Je me trouve avec un ancrage.

Il fallait la vendre cette maison. Et là, ce fut une autre paire de manches !