“Khaste nabashid”

Karaj est une ville ouvrière, populaire, pour faire politiquement correct mais disons plutôt pauvre, pour être juste, à quelques kilomètres de Téhéran. Tous les ouvriers qui travaillent dans les usines aux alentours de Téhéran dorment à Karaj et sa banlieue. Karaj est la ville où ont échoué tous ceux qui ont quitté les provinces d’Iran pour venir chercher de quoi vivre pas trop loin de la capitale. Chacun s’est approrié un morceau de terre, et comme un tetris, avec des bouts de briques cassées, a monté des murs et construit un toit.

Mes grands-parents s’étaient installés dans cette ville, tout simplement parce que mon grand-père marchand ambulant de fruits et légumes avait trouvé un kiosque dans le bazar de Karaj. Un kiosque où on pouvait acheter n’importe quoi, du clou au piège à souris, de la rape à légumes au cirage à chaussures. J’adorai passer mes journées avec lui, assis à attendre le client. Je regardais les gens passer, je demandais les prix des produits à mon grand-père, je jouais avec n’importe quoi. Et quand un client demandait un prix et que j’avais la réponse et que je répondais avant mon grand-père, j’étais trop fier de moi. Il m’arrivait de dire n’importe quoi. Mais mon grand-père ne me grondait jamais. Il me reprenait juste et me suggérait de ne pas répondre au client.

Karaj

La journée pouvait sembler longue, voir très longue. Le matin, on ouvrait le kiosque. Il avait toute une installation. L’étalage était ordonné de tous ces produits, de différents tailles et de couleurs. Chaque chose avait sa place. On mettait l’eau à bouillir sur un gaz de camping. On buvait le thé. On attendait le client. A midi, comme j’étais là, on avait droit à un dizi, ou à un chelo kabab. Venait l’heure de la sieste. Le bazar était calme. Pas un chat. C’est à ce moment là que l’ennui commençait à m’envahir. Je partais errer à travers le bazar, ou sur l’artère principale. Je ne faisais rien d’autre que me promener. Et le soir, dans le noir, sous les néons du bazar, on fermait boutique. On rentrait tout l’étalage. Il fallait pour descendre le rideau métallique prendre un bâton avec un crochet, attraper le rideau et tirer très fort. Pour moi, c’était une fascination. Ensuite on prenait le taxi, et on arrivait tard dans la soirée, après que toute le monde ait dîné, ma grand mère nous servait à manger avec un “Khaste nabashid” et le thé.

Citoyens, ici, là où nous vivons !

En rangeant mes bouquins, je suis tombé sur le manuel scolaire “Education Civique Juridique et Sociale”. Et j’ai trouvé le billet ci-dessous, que j’avais écris le 16 janvier 2001. Les éditions Magnard l’avait publié dans ce bouquin. Maintenant que je le lis, je me dis que je ne l’écrirais pas pareille, mais je n’ai pas bougé un iota de ce qu’il exprime.

“Nous sommes nés quelque part ailleurs et nous vivons quelque part ici.”

Se sentir Français n’est pas une question de carte d’identité. Ce qui fonde un individu n’est pas simplement son présent, son quotidien. Une personnalité se construit à partir d’une culture, d’un passé, de souvenirs, d’une histoire, d’une mémoire, de la famille, des habitudes, des traditions, des coutumes, des origines.

Parmi vos voisins de palier, il y en a qui sont nés ailleurs, ont vécu ailleurs, se sont construits ailleurs, ont leurs souvenirs, leurs familles ailleurs … Ils étaient enracinés ailleurs et, malgré eux, par obligation, politique ou économique, ils se sont déracinés : ils ont émigré. On oublie très souvent ce que ça peut représenter comme douleur. On pense souvent aux conditions sociales, aux questions économiques, mais une personne n’est pas qu’un animal politique.

Partager une histoire commune, une culture commune, fait partie intégrante de l’individu, demander à nos voisins de palier de se naturaliser (quel mot absurde pour désigner l’acquisition de la nationalité française), pour avoir le droit de donner son avis, pour pouvoir participer à la collectivité, pour pouvoir jouir pleinement des droits de citoyen, c’est en partie lui demander de se renier, du moins oublier ce qui a fait ce qu’il est.

Pourtant, ces voisins de palier travaillent : chauffeurs de taxi, ingénieurs, médecins, ouvriers … Ils sont souvent originaires des anciennes colonies de la France. Leurs enfants sont parfois français. Ils sont ici et enrichissent la France économiquement et culturellement grâce à leurs racines justement. Ils contribuent à la construction de la Nation, à son développement. Et pourtant ils n’ont pas le droit au vote.

Quelle idée se fait-on de la Nation ? Quelle idée se fait-on de la démocratie, de la citoyenneté ? Quelle idée se fait-on de l’intégration ?

Respecter l’individu, c’est respecter ses racines. Respecter l’individu, c’est lui reconnaître une voix, le droit de vote.

Non, être français n’est pas une question de carte d’identité !

1, 2, 3 ET ON RESPIRE

On mangeait avec des collègues, l’une d’elle me demande, c’est quoi les “Moudjahidines du peuple”. Cette question, on me la pose souvent. Je trouve triste que de l’opposition iranienne, la seule organisation politique ancrée dans l’imaginaire soit celle-ci : une organisation sectaire et doctrinaire, avec le culte de la personnalité poussé à l’extrême, rien à envier à la Corée du nord. Il suffit de regarder leurs défilés militaires sur Youtube par exemple.

Toujours dans ce type de discussion, le sujet dévie. On finit par parler de l’Iran, de l’histoire contemporaine, de la Révolution de 79. Et je trouve que trop souvent je pars dans mes souvenirs.

Nous sommes chez mes grands-parents paternels à Téhéran. Ils habitent à l’étage au coin d’un carrefour. Je me souviens très bien de cet appartement tout en longueur. Dans une pièce au fond, mes grands-parents ont leur chambre. La chambre d’à côté est occupée par ma tante et ses enfants. Dans le couloir un mirroir est cloué au mur et un de mes cousins se rase devant. Dans la cuisine il y a un frigo où des bouteilles ayant contenu du raki sont remplies d’eau. Je regarde par la fenêtre des gens qui montent une barricade sur le carrefour, avec des brics et des brocs. Le soir venu, on entend des tirs. Une balle traverse une fenêtre et finit sa trajectoire dans le mur.

Manifestation

Et l’autre souvenir, c’est mon père et l’un de mes oncles. Ils reviennent d’une manifestation, je les vois monter dans les escaliers avec une baïonnette comme prise de guerre.

En parlant de guerre.

Il me semble comme un soir d’été indien. Il y a mon père avec des amis. Ils marchent sur la route principale qui relie notre village aux autres et à la ville. Ils parlent d’une attaque par l’aviation irakienne. On saura par la suite que c’est le début de la guerre Iran/Irak.

Guerre

Des souvenirs de cette guerre, je peux en énumérer des dizaines. S’il y a une seule image à retenir c’est celle de tissus noirs. Tissus noirs des tchadors des femmes, tissus noirs tendus devant les logements des martyrs, tissus noirs de bandroles de propagande. Le noir du deuil. Le deuil omniprésent. Les martyrs qui ornent les façades des immeubles. Les mosquées qui crachent via des haut-parleurs verts, en pleurnichant, des versets du Coran. Ce sont les années noires de mes souvenirs d’Iran que nous abandonnons en 1984/1985.

Hauts parleurs

Mais surtout, ce que je retiens de cette guerre, ce sont les bombardements de l’aviation Irakienne et les scuds sur Téhéran.

Des sirènes qui hurlent, coupure générale d’électricité, l’interdiction d’allumer des bougies sans avoir tiré les rideaux au préalable, des gens qui courent pour rentrer chez eux. On habite une maison dans un village. Alors, dès que les sirènes hurlent, nous sortons dans la cour. Je me souviens d’un soir de printemps avec la famille, un petit cousin qui dit : “je suis zorro, je n’ai pas peur”.

On compte, 1, la première, 2, la deuxième, 3, la dernière bombe et on respire.

Ces épisodes sont très justement racontés par Marjane Satrapi dans Persepolis la bande dessinée et le film qui en est issu.

Avec les belles à l’oeil noir

Avec les belles à l’oeil noir, vivons joyeux
Le monde n’est qu’un conte, un souffle qui passe
Ne faisons pas grise mine au présent
Et ne parlons pas des jours passés.
Je ne veux plus connaître que ces boucles parfumés et les charmes de cette fille des houris.
Heureux celui qui sut jouir et donner !
Plaignons celui qui ne fit ni l’un ni l’autre Vents et nuées, la vie n’est que mirage. Verse du vin, et advienne que pourra.

Roudaki